Marche ou crève

Je m’arrête devant un étal de bouquiniste, quai Malaquais. De vieux journaux s’agitent le long d’un fil, dans le prolongement d’une série de photos originales tirées il y a 100 ans, peut-être plus. « Je vous connais, non ? » m’interroge une dame. Son regard gris cerné de petites lunettes brunes se plonge alors dans le mien, surpris, avec une curiosité adorable. « Non, je passe devant depuis des années mais je ne me suis jamais arrêtée », lui dis-je. Cette petite dame, emmitouflée dans un long manteau en laine et encombrée d’une grosse écharpe de la même couleur, s’appelle Claire. Elle exerce cette activité depuis plus de dix ans avec une passion et une générosité revigorantes. Un rien l’émerveille. Voyant que je me penche sur ces fameuses piles de journaux du 18ème siècle, elle m’invite à tout mettre en tapon et tire elle-même quelques exemplaires pour m’en conter l’histoire. Et soudain, Paris redevient Paris. L’odeur du vieux papier couvre celle des déchets ambulants. Claire me parle des illustrateurs de l’époque, des titres censurés, de la propagande d’État, des marchandes de plaisirs et des oublieurs d’antan, de cette presse qui racontait la vie et de cette vie qui racontait la France. Elle me parle de ces touristes venus du bout du monde pour photographier ces boîtes à souvenirs contenant des siècles d’histoire, mais disparaissant elles aussi dans les méandres d’un siècle poubelle… Elle me parle de son métier comme on parle d’amour. Elle se rappelle de chaque date. De chaque rencontre. Elle affole en nous la nostalgie d’un monde à portée de main, pourtant. Mais d’un monde qui devient musée. Un monde instagramable, une réalité virtuelle qui ne sentira bientôt plus le vieux papier. Je lui achète un journal. Le n°86 de La Lune rousse, paru le 28 juillet 1878. En première page, l’une des chroniques commence ainsi : « La grève est mauvaise. Elle a une rime fatale : crève ! »

Nous sommes le 21 mars 2023. Depuis quelques jours, la France n’est plus que cortèges rouges, poubelles flambées et effluves de saucisses grillées. A l’Assemblée nationale, on s’invective, on hurle, on s’adresse des gestes peu diplomates : la réforme des retraites est passée en force et les motions de censure ont été rejetées, faute d’alliance entre les oppositions qui ne s’opposent qu’entre elles. Un déni de démocratie, pour certains. Un simple recours au droit constitutionnel, pour l’ensemble. A droite, on ne sait plus sur quel pied danser. La réforme était indispensable, moyennant quelques ajustements, mais on préfère débattre du caractère anti-démocratique du 49.3 déclenché par Elisabeth Borne pour la onzième fois depuis le début de son mandat. Légal mais déloyal.

Dehors, donc, les barricades se reforment. On entasse tout ce qu’on peut, on brûle tout ce qu’on veut. La grève des éboueurs permet même aux insurgés de se fournir en munitions. Sur les murs, on réveille les stigmates de la haine anti-flic : ACAB, suicidez-vous, flics violeurs assassins… La révolution a des odeurs de pochoirs, de sueur et de poubelles fondues. Je déambule dans ce marasme puant de haine et d’altermondialisme, entre les black blocs et les genderfluids écocentrés. En remontant le cortège, je rattrape finalement les véritables meneurs de luttes. Clopes au bec, poings serrés, visages creusés… Ceux-là défilent depuis longtemps. Ils ont la révolte joyeuse, la démarche lente, l’air un peu résigné, mais ils sont là. Dans les rues adjacentes, des lignes de policiers et de gendarmes cloisonnent le parcours. Il y a quelques jours, Max, Arnaud, Tristan et Malcolm m’ont écrit sur Instagram après être tombés sur mes photos. L’un d’eux, appartenant à une compagnie de gendarmerie mobile auvergnate, m’a proposé de suivre son escadron lors d’une manifestation. Avec l’accord de son commandant, nous nous sommes donc suivis virtuellement en nous envoyant nos positions, des Invalides à la Place d’Italie. Ce jour-là, deux cortèges s’étaient élancés depuis les pelouses impériales. Nous nous sommes finalement retrouvés au sommet des Gobelins. Tristan était un jeune gendarme plein de vie, de panache et d’insouciance. Un enfant chevalier. Sa compagne, Claire, m’écrira d’ailleurs quelques jours plus tard pour me remercier d’avoir capturé son sourire au terme d’une manifestation particulièrement agressive : « C’est le même regard qu’il avait quand on s’est rencontré il y a 12 ans. »

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Le 25 mars, sa compagnie rejoignait le front de Sainte-Soline. Les affrontements y furent d’une rare violence. Cocktails Molotov, bombes artisanales, fusées de détresse, mortiers… « La prochaine fois, ce sont de vraies armes », m’écrivait-il alors. Du côté des forces de l’ordre, les moyens de répliquer se heurtaient au pouvoir de la morale, celle qui se décide sur Twitter et remplace toutes les lois établies par le bon sens. La légitime violence face à la légitime défense. Un gendarme blessé vaut mieux qu’un émeutier éborgné… « C’est le risque », m’écrit Tristan. Mais quel risque ? Comment peut-on accepter d’être envoyé au feu sans armes, avec pour seule réponse proportionnée, quelques articles du Code pénal arrachés à la bureaucratie, à ces cols blancs qui, de leurs pauvres vies, ne foulèrent le terrain que pour y déposer des gerbes inodores et vanter l’héroïsme d’hommes dont ils furent eux-mêmes les bourreaux ? Je ne supporte plus ce culte du déshonneur. Les événement du 6 avril m’offrirent d’ailleurs l’occasion de le gueuler à la face du premier venu, tandis que la Rotonde prenait à nouveau feu et que les gendarmes subissaient un énième assaut, attendant sans répliquer l’intervention de la BRAV-M. Un manifestant hurlait alors son enthousiasme : « C’est bien fait pour le système ! Police politique ! Vous servez le pouvoir ! Traîtres ! » Je baissais alors mon appareil photo et tombais nez à nez avec une sorte d’étudiant prépubère affublé d’un masque qui, ô désespoir, ne put contenir aucun aboiement échappé de son ignoble museau. Ses arguments s’évaporaient aussi lamentablement que les gaz lacrymogènes. Mais ces deniers eurent au moins le mérite de le faire taire.

  • C’est pas le système que vous attaquez, ce sont des hommes et des emplois. Elle t’a fait quoi la Rotonde ? Ils t’ont fait quoi les flics ? T’étais où pendant l’attaque du Bataclan ? T’as voté pour qui aux élections présidentielles ? Le Pen ?
  • Ah non, ça, jamais ! Et toi, t’as voté Le Pen peut-être ?
  • Bah oui, connard ! Tu veux retourner le pouvoir en place mais tu votes pour lui ! C’est toi qui entretiens le système !
  • Oui mais il y a d’autres moyens de renverser le système et les flics sont le bras armé du gouvernement ! J’ai rien contre eux directement, ma sœur est dans la police.
  • Tu sais où elle est ta sœur, là ? Si elle était sous l’un de ces casques, devant toi, tu frapperais dessus parce que « c’est le système » ?
  • C’est pas pareil !
  • Ah bon ? Elle porte un uniforme différent ? Elle sert une autre institution ? Un autre pays ?
  • Elle, elle est au service du peuple.
  • C’est quoi le peuple ? Celui qui brûle des gendarmes et frappe des CRS ? Ou celui qui défend sa police, l’applaudit au nom de la République et qui assume son vote ?
  • C’est le peuple souverain qui manifeste dans la rue pour défendre ses droits !
  • Souverain de quoi ? Tu utilises la démocratie contre toi et tu balances des pierres pour te venger d’un pouvoir que tu as élu. Avant de penser à tes droits, souviens-toi de tes devoirs.

Quelques secondes plus tard, les flammes embrasaient la toile du restaurant. Je rejoignais la brasserie de ma sœur, cent mètres plus loin. Le Boa, refuge de quelques fous, artistes damnés et journalistes repentants. Renaud faisait partie de ce cercle maudit. Il venait y traîner ses guêtres plusieurs fois par semaine et s’installait toujours à la même table, au fond à droite. Il ne buvait plus que de la bière sans alcool mais fumait comme une compagnie de sapeurs. Je ne l’ai jamais vu recracher sa fumée de cigarette. A midi, il ne commandait qu’un sandwich au jambon blanc préparé par le chef, Philippe. Puis il le grignotait lentement, la tête penchée, le reste du corps affalé sur la banquette, le regard aussi vide que celui d’un pigeon idiot. Il ressemblait à ses chansons. Un gamin frêle, torturé, consumé, dont le silence présent honorait tout ce qu’il avait chanté de plus beau. Renaud ne parlait plus, il ronchonnait. Il émettait des sons ou des successions de consonnes inaudibles. Mais ici, tout le monde le comprenait. C’est à cela qu’on reconnaît ceux qui vous aiment.

Mais revenons à nos hommes d’armes. Max et Arnaud appartenaient à une compagnie de CRS déployée depuis plusieurs semaines à Paris. Je les avais photographiés une première fois dans une rue en feu, près de la Bastille. Un soir, alors qu’ils regagnaient leur cantonnement, Max m’avait écrit un mot en gage de reconnaissance : « C’est la première fois que ça me fait autant plaisir d’être sur des manifs. C’est grâce à des personnes comme toi qu’on trouve a force de continuer à faire ce métier. » Ce fut comme un adoubement. Arnaud partageait la même sensibilité. Un soir, nous en étions même arrivés à évoquer nos histoires d’amours interrompues. Le cœur en vrac et les larmes au bord des yeux. Nous vivions deux tragédies communes, deux petites morts insensées. Nous suffoquions comme deux amoureux transits embusqués en eux-mêmes. Arnaud avait toutefois trouvé le chemin de la résilience et tentait en vain de m’y conduire, de quitter cette « peine inutile », de ne pas m’encombrer d’histoires impossibles… Mais moi, j’entrais seulement dans la nuit.


Une réponse à “Marche ou crève”

  1. Qui d’autre que toi pourrait écrire et nous offrir pareille épopée de l’âme ?
    Personne, rigoureusement personne !
    Ton cœur, ton âme sont tout entiers dans tes mots frappés au coin d’un talent nonpareil.

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