Messager de France

Un homme me regarde, depuis le bar. « Vous avez terminé ? » Je lui réponds que non, que les mots viennent lentement. « C’est une lettre », lui dis-je. Il m’interroge, surpris : « Pas une lettre d’amour, au moins ? » Comme s’il fallait en avoir honte. Mais non, celle-ci n’est qu’une lettre de consolation. « C’est très beau », me répond-il. Le monsieur assis à la table voisine lève les yeux : « Vous avez raison de cultiver votre écriture. » Il tourne fébrilement les pages de son petit livre, Voyage voyage, après s’être assis en s’assurant élégamment qu’il ne me dérangeait pas. « Avant, j’écrivais beaucoup, notamment à un amour impossible, une hôtesse de l’air qui recevait mes lettres aux quatre coins du monde », me raconte-t-il. « Et dans mon journal, j’écrivais les mots que je n’avais pas eu l’audace de lui adresser. C’est triste, hein ? » C’est même insupportable. S’il savait… Il aperçoit alors mon écriture : « Vous écrivez vite, c’est lisible ? » Je lui propose de lire la dernière phrase pour s’en assurer. Il n’ose pas, d’abord. Puis s’empare du carnet : « Parler, c’est souvent faire du bruit pour rien. C’est lisible, vous pouvez continuer. » Le souvenir d’un sketch de Raymond Devos lui vient alors : « Je vais parler pour ne rien dire, mais j’aimerais quand même que ça se sache ! » Nous rions. Puis il retourne à son ouvrage. Moi, au mien. Le verre est à moitié plein.

Nous sommes le 16 avril 2023. Hier soir, un déferlement de haine et de bêtises s’est abattu sur Twitter à l’annonce de l’hospitalisation de Jean-Marie Le Pen. La commémoration de l’incendie de Notre-Dame, il y a quatre ans, retombait aussitôt dans l’oubli, jusqu’à l’an prochain. Un autre monument brûlait. On ne peut pas pleurer deux morts à la fois. Le Parisien révélait toutefois que Jean-Marie Le Pen s’était mis à chanter dans l’ambulance tandis qu’elle le transportait aux urgences. Eux aboyaient en meute. Lui chantait à plein coeur. Quelle plus belle assurance de la pureté d’un homme face à l’inhumanité hurlante de ses adversaires ? En traversant la banlieue parisienne en taxi, je repensais aux mots de François Mitterrand – le comble – adressés à Anne Pingeot dans l’une de ses innombrables et merveilleuses lettres : « Ce n’est pas la mort qui m’étonne, qui m’enrage : on la rencontre à tous les carrefours ; mais la haine. Et la sottise. Et j’éprouve une sorte d’angoisse à les voir triompher, une fois de plus. »

Je refusais alors d’entrer dans cette nuit, de peur de ne jamais en sortir. Je relisais les lignes du premier entretien qu’il m’avait accordé chez lui, à Rueil-Malmaison. C’était le 21 janvier 2019. Ce récit m’avait valu de vives critiques de la part de mes responsables de formation, au CFPJ. Des retombées telles que je fus obligée d’avorter mon année, là où la déontologie journalistique appelait à la censure des idées au profit d’une pensée commune. Tyrannique.

Nous sommes donc le 21 janvier 2019.

« Si j’avais enfilé une paire de chaussons à 60 ans, je serais déjà mort. Moi, je mets plutôt mes bottes », dit-il en s’inclinant pour regagne son fauteuil. Lundi prochain, Jean-Marie Le Pen est invité à débattre sur Radio Courtoisie. Il évoquera sans doute le deuxième tome de ses mémoires dont il referme à l’instant l’ouvrage après s’être entretenu avec l’écrivain M.P. 600 pages, de 1972 à nos jours. « Il s’en est passé des choses, je suis submergé », s’inquiète-t-il. Il s’en remet donc à cette seconde mémoire qui lui dépose avant de partir une pile de documents rigoureusement étudiés qui ne formeront bientôt plus qu’un recueil d’Histoire.

Il feuillette avec hésitation son agenda repu d’entretiens, de devoirs et de noms divers. C’est ce qui lui permet de rester jeune, pense-t-il. Il ouvre ensuite le paquet que je lui ai remis : « Ce sont des chocolats ? Merci ! Mais je vais devoir les remettre à une date ultérieure parce que je suis actuellement dans une phase de volontariat d’amaigrissement. » Sa récente escapade alsacienne à Thierenbach a pourtant trahi sa résolution. Il repose la barquette de Florentins dans le sac, éteint du pied la lampe de son bureau et s’affaire à de premières excuses, après s’être perdu dans l’ordre de ses rendez-vous : « Pardonnez-moi de vous avoir accueillie comme ça, comme la surprise du chef, alors que vous étiez en effet dûment inscrite. » D’habitude, Jean-Marie Le Pen se déplace chaque après-midi à Montretout pour y rencontrer ses interlocuteurs. Nous ne sommes qu’à vingt minutes de son fief. Mais ce jour-là, c’est en la chaleureuse demeure de son épouse Jany que le patriarche me reçoit en col roulé et pantalon de velours marron, mocassins et lunettes assortis. Le bureau est installé au premier étage. L’escalier en marbre contourne une rampe d’ascenseur réédifiée après l’incendie accidentel qui avait entièrement ravagé la résidence, il y a trois ans. Jean-Marie Le Pen confit y avoir perdu de nombreux biens dont sa bibliothèque, réalimentée depuis par de nombreux ouvrages dédicacés qu’il reçoit chaque mois par dizaines : « Maintenant, je fais comme mon ami Bourdier quand il était critique littéraire de Minute, je lis la première page, je lis la dernière et à un moment donné, j’ouvre le bouquin n’importe où, j’en lis deux autres et selon mon sentiment, je le jette ou je le mets de côté. »

Trois fauteuils, une cheminée éteinte, un bureau couvert de livres, certains empilés sur la moquette, quelques grandes étagères d’un côté, de la paperasse désordonnée de l’autre, une pendule à l’effigie du Front National et quelques objets importés de Saint-Cloud de-ci, de-là… Derrière lui, un drapeau breton est suspendu à la poignée de sa fenêtre qui donne sur le jardin. Rien à voir avec le décor démonstratif de Montre-tout. Ici, tout a l’air plus simple. « Quel âge avez-vous ? » 22 ans, l’âge auquel Marion est entrée à l’Assemblée Nationale, se souvient-il. Jean-Marie n’est pas beaucoup plus âgé lorsqu’à 27 ans, en 1956, il devient lui aussi le plus jeune député. Selon lui, le jeunisme déterminera bientôt la majorité politique à 16 ans. Mais il constate en même temps que la jeunesse ne s’engage pas davantage et que le Grand Débat initié par Emmanuel Macron en devient l’effigie : « N’y viennent que des retraités ! » Ça le fait rire. « Je pense que c’est de la poudre aux yeux, c’est fait pour faire quelque chose… qu’il y ait un contact entre le peuple et la tête politique, le Président de la République que moi je trouve inodore, insipide, incolore. » Le fondateur du Front National ne parvient pas à le mettre dans une situation présidentielle, le voyant plutôt « comme ce qu’il est, un haut fonctionnaire », pourtant « compétant » et « sachant admirablement parler ! »

Il reprend tranquillement : « C’est un garçon brillant, mais je dois dire que je piaffais dans le débat avec Marine Le Pen parce qu’elle aurait dû le défoncer vivant. Elle n’avait qu’à lui parler de la captation d’Alstom par General Electric où il avait joué un rôle comme ministre des finances ; demander à Monsieur le ministre : comment avez-vous gagné 3 millions d’euros en quelques années ? Dans quelle activité ? » Mais le scénario fut autre. Il revoit Marine épuisée après une tournée de meetings « parfaitement inutiles », probablement surprise d’arriver au second tour. Il aurait même trouvé plus logique que Fillon y soit à sa place ! Elle ne s’y attendait donc pas et aurait en plus, selon son père, consommé « un dopant quelconque », lui donnant cette espèce d’euphorie « anormale » dont elle fait preuve devant Emmanuel Macron. Mais Jean-Marie Le Pen voit une seconde raison à cet échec : « Nous sommes dans un pays machiste. Les femmes ne gouvernent pas en France. Elles ont joué souvent un très grand rôle, y compris dans la monarchie, mais elles n’ont jamais atteint le sommet. L’une des plus élevées, c’est Simone Veil. Elle avait bien des atouts que d’autres n’ont pas. » Pas assez distante, pas assez royale, Marine serait donc condamnée à ne jamais accéder au pouvoir suprême : « Mais le drame eût été qu’elle gagne ! » Comme en 2002, reconnaît-il, rien n’était prêt : « Quand j’arrive au deuxième tour, j’affiche un visage plutôt grave et sérieux. Les journalistes s’étonnent que je ne sois pas joyeux, je leurs réponds que je suis inquiet parce que dans 15 jours, si je gagne – on ne peut pas l’exclure parce que Monsieur Chirac, président sortant, a fait moins de 20% des voix, donc je suis très prêt de lui, il peut y avoir une déferlante – je nomme un Premier ministre, je dissous l’Assemblée, je trouve des conseillers… évidemment, rien de tout ça n’était prêt. » Là encore, il perçoit que la victoire n’était pas prévisible et que sa présence au second tour avait été provoquée par une erreur de la gauche, celle d’avoir présenté plusieurs candidats. Mais il regrette que le débat raté de sa fille lui ait porté autant préjudice : « Le champion du monde de ski peut très bien se tordre la cheville dans l’escalier, ça ne l’empêche pas d’être champion du monde de ski et de pouvoir le redevenir quand son entorse sera terminée ! » Donc, rien n’est perdu.

Finalement, il s’assied à côté de moi. « Parmi mes nombreuses calomnies, je suis borgne, j’ai des hanches artificielles et je suis sourdingue ! »

Après s’être réinstallé, Jean-Marie Le Pen reprend sur un ton morne : « Nous allons être la proie d’un déferlement démographique étranger, dynamisé par une religion conquérante qui est l’Islam. Les chiffres sont terrifiants. La population mondiale est passée en 50 ans de 3 à 8 milliards en expansion continue. » En Algérie, le nombre d’habitants est aujourd’hui de 46 millions, contre 8 millions à l’époque. Cette explosion démographique se situe essentiellement en Afrique et en Asie et pourrait selon lui être à l’origine d’une « misère épouvantable, source de conflits intérieurs violents, de guerres civiles qui les feront déferler chez nous. » Confus de me dévoiler un tel scénario catastrophe, Jean-Marie Le Pen me prend par la main en souriant et poursuit en missionnaire repu : « Je vous dois la vérité… ma vérité. » Il n’émet pas l’ombre d’un sentiment fantasmatique dans l’esprit d’une conquête électorale ou de n’importe quelle autre séduction politique. Sur le ring médiatique, Jean-Marie Le Pen a raccroché les gants. Il castagne à la Dettinger, clandestinement, en ne s’attribuant aucune faveur. A quoi pense-t-il ? A l’heure des mémoires, le monstre arguant le déclin national ne dégage pas plus de fougue que de regret. Ni hargne, ni grandiloquence, ni scepticisme. Pour conclure avec le sujet démographique, il émet enfin l’hypothèse d’une issue fatale : une épidémie qui emporterait 5 milliards d’humains ou, plus probablement, un conflit nucléaire. « Mais dans ce cas, il est possible que ce soit la fin du monde. » Fin du court-métrage, Jany entre dans le bureau. Le tragédien l’annonce solennellement : « Madame Le Pen. »

« Vous avez eu quelque chose à boire ? Un verre d’eau, une limonade ? », introduit-elle avant de se tourner vers son époux. Elle vient de s’entretenir par téléphone avec Elisabeth de l’Escale, une généalogiste, laquelle lui aurait appris que l’un de ses ancêtres ayant été magistrat au 18ème siècle fut guillotiné à la Révolution… « Le pauvre ! », plaisante-t-elle. « Apparemment, il est né à Lorient lui aussi, donc je suis vraiment bretonne ! » C’est un bon point. Elle s’éloigne, toujours amusée, et referme la porte.

En 1963, Jean-Marie Le Pen fonde une maison d’édition, la Société d’études et de relations publiques (Serp). « On avait diffusé une centaine de disques dans un domaine plutôt étroit qu’était le document sonore. Et le premier disque a été le procès Bastien-Thiry. » Enregistré secrètement par l’un des avocats, le procès était suivi de l’exécution, « le coup de grâce. » Il publie ensuite l’histoire de la Seconde guerre mondiale en 12 disques, l’histoire de la guerre d’Algérie en 4 disques, l’histoire de la guerre d’Indochine en 2 disques, un sur le Maréchal Pétain, 12 comprenant les discours du général de Gaulle, les choeurs de l’Armée rouge, quelques chants israéliens… « Eclectique, très ouvert, 3 ou 4 disques sur le IIIe Reich avec les chants de la Wehrmacht. » Les détails de l’histoire nous apprennent que la chorale de la CGT s’y est aussi prêtée.

La société est évidemment condamnée en 1968 pour « apologie de crime de guerre ». Le patriarche transmet ensuite 40% des parts à sa fille, Marie-Caroline, laquelle « n’a rien trouvé de plus pressé que d’en obtenir 15 de plus pour me foutre à la porte. » Décidément. Jean-Marie Le Pen retire donc les 50 millions de centimes du compte courant, provoquant la faillite du label et la liquidation judiciaire, le 30 mars 2000. La maison est finalement rachetée par des amis. A ce jour, quelques 30 000 disques s’empileraient encore dans les archives de Montretout. « Le disque vinyle reste le vecteur le plus sûr, reconnaît-il. Même si dans le cas d’une gigantesque panne d’électricité, tout s’arrête. Les trains s’arrêtent, les avions tombent… C’est l’hypothèse d’une bombe. » Visiblement obnubilé par ce scénario, Jean-Marie Le Pen introduit à nouveau les effets catastrophiques d’une tête nucléaire qui exploserait à 300km au-dessus du pays : « On se retrouve comme l’homme de Cro-Magnon, les systèmes d’alimentation d’eau s’arrêtent… Au bout d’une demi-journée, il faut bien en trouver ! Ou du vin quand on a une cave… »

Connu et déprécié pour ses envolées colériques, ses déclarations incontrôlées et ses clameurs fiévreuses, Jean-Marie Le Pen s’illustre surtout par sa faculté d’improvisation. Pour parler sans papier, il faut selon lui avoir acquis une connaissance assez vaste. Ses années d’études au collège Jésuite ont amplement contribué à lui faire assimiler la nécessité de se cultiver et l’appréhension du monde qu’il percevait avec dureté : « On se levait à 5h30 l’été, 6h30 l’hiver. 4h de cours le matin, 3h l’après-midi, 2h d’étude le soir. Il y avait un sentiment d’émulation, de rivalité. Par trimestre, on apprenait 400 verbes français, 200 verbes latins, 100 verbes grecs. Edouard Herriot disait : la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Oui, mais à condition d’avoir beaucoup appris ! Sinon, on est un esclave intellectuel. » Ni son père, ni son grand-père n’avaient été scolarisés. Ils étaient nés marins pêcheurs, comme lui. Son père s’est engagé à l’âge de 13 ans à bord d’un trois-mâts cap-hornier, en 1914. Il naviguait jusqu’au Chili, le bateau rempli de nitrate. Mainte fois torpillé, jamais coulé ; il est mort à la mer en percutant une mine.

Son grand-père avait 13 frères et sœurs. Tous travaillaient pour faire vivre le foyer, certains marins, d’autres bergers. Jean-Marie est quant à lui fils unique. « Je fais partie de cette génération d’entre les deux guerres où la France est morte. Elle ne le sait pas encore mais elle est morte. Il y a 50 ans, les populations exotiques avaient 20 enfants. 2 survivaient, 18 mourraient. Maintenant, il y en a 18 qui survivent et 2 qui meurent. » Il appelle ça « le pullulement mondial. » Un seul continent aux accents « boréals », de Vladivostok à Gibraltar, a toutefois une démographie négative où naissent moins de gens qu’il n’en meurt. En France, Jean-Marie Le Pen relève une infériorité des naissances pour la 4ème année consécutive, malgré la présence d’immigrés. « La femme française s’étant dotée d’une profession va d’abord se consacrer à celle-ci. Si elle a un coup de foudre pour Jules, elle va faire son premier enfant à 30 ans, le deuxième à 36 et après on arrête… Et ça, ce sont des gens qui ont des principes, sinon on n’en fait aucun », conclut-il.

« Alors, comme disait Lénine, que faire ? Qu’espérer… La vie commence toujours demain, après tout. »

Gérald Gérin, son assistant parlementaire, entre dans la pièce. Il vient de recevoir un faire-part pour les obsèques d’André Pertuzio qui auront lieu demain, mardi 22 janvier, en l’église Saint Sulpice. Jean-Marie Le Pen ne peut évidemment pas s’y dérober, ce fut l’un de ses compagnons de route. L’un des derniers. « Il avait 97 ans. Nous faisions partie d’une association des anciens présidents de la corpo de droit et son décès fait de moi le doyen. » Son école politique. Il y a connu sa première élection comme cadre de l’UNEF qui était en ce temps-là unitaire : « Il y avait tout le monde, l’extrême gauche comme l’extrême droite. »

Au cours de son doctorat, Jean-Marie Le Pen rejoint le premier bataillon de chasseurs parachutistes de la Légion Etrangère en Indochine, persuadé que tout se passe là-bas. Mais en 1955, il revient en France et décide avec deux autres camarades de se présenter aux élections, « pour leur cracher à la gueule. » Quand Edgar Faure dissout l’Assemblée, on lui conseille de prendre contact avec Pierre Poujade. Désireux d’en apprendre davantage sur son discours, ses auditeurs et sa réputation, il assiste à l’une de ses réunions dans une ancienne église de Blois. « Un orateur inspiré, très midi moins le quart, mais bon. Il y avait environ 2000 personnes. Au premier rang, des cadres. Derrière, les commerçants qui avaient mis leurs costumes du dimanche. Et derrière encore, les paysans avec leurs bottes, casquettes et canadiennes. C’était l’hiver. » Convaincu, Jean-Marie se présente à ses côtés. Il est élu au premier tir et devient l’orateur du groupe. Quelques mois plus tard, Pierre Poujade est temporairement écarté, soupçonné de vouloir échapper au pouvoir auquel Jean-Marie et ses camaradent prétendent. Ils repartent alors pour l’Algérie avec le 1REP. « J’ai participé au débarquement de Suez et à la bataille d’Alger contre le terrorisme. Je suis revenu au parlement et j’ai été réélu en 1958, député du quartier Latin et du 5ème arrondissement de Paris. En 1962, j’ai été battu et j’ai fait une traversée du désert jusqu’à 84 pratiquement où j’aurai 10 députés européens. Puis 35 députés nationaux en 1986. Et ainsi de suite… L’histoire de ma vie. »

Sur un air d’Alain Barrière, compatriote de la Trinité-sur-mer, Jean-Marie réalise justement qu’il doit y retourner au printemps fleurir la tombe de sa famille… et préparer la sienne. « Nunc dimittis ! Je n’y ai jamais pensé avant 90 ans. Je me suis dit : là, tu entames la dernière ligne droite. Combien de temps va-t-elle durer ? 1 an, 2 ans, 5 ans, 15 jours ? » In saecula saeculorum. Il n’est pas pressé. Madame Calmant est morte à 122 ans, elle disait : « Je n’ai qu’une seule ride, je suis assise dessus. »

« Un jour, je reçois une invitation absolument étonnante venant de Krim Belkacem. J’hésite quand même parce que je ne suis pas en odeur de sainteté dans ces milieux-là. Puis j’accepte« , me raconte-t-il. Il embarque alors dans une voiture où l’attend l’ancien représentant du FLN. Ils discutent un certain temps puis Jean-Marie Le Pen finit par lui demander pourquoi il a souhaité le rencontrer. Krim Belkacem lui répond simplement avec un sourire : « Je voulais te connaître. » En remontant dans ses souvenirs, Jean-Marie Le Pen cherche toutefois une raison qui aurait joué en sa faveur. La guerre d’Algérie. Lors de l’expédition de Suez, il se trouve chargé d’enterrer de nombreux morts du camp adverse. Il fait donc creuser des fosses communes et, respectant le dogme musulman, oriente les cadavres vers la Mecque en n’omettant pas de retirer leurs chaussures. « Je ne suis pas du tout coraniste, je n’ai ni tendresse ni bienveillance pour l’Islam mais les morts, c’est les morts. » Paradoxalement, sur la rive adverse, une unité de parachutistes français balance les corps à la mer. Le FLN n’aurait donc jamais attenté à ses jours en raison de cette considération accordée aux musulmans : « J’avais aussi été le premier à présenter la candidature d’un arabe à la députation à Paris, en 1957. La réputation de Le Pen raciste m’a fait rigoler. La première fois que j’ai été député, mon deuxième de liste était noir ! Roger Sauvage, un pilote de Normandie-Niemen, martiniquais. »

Fasciste, raciste, homophobe, antisémite, nazi… Jean-Marie Le Pen cumule les étiquettes mais n’y accorde pas grand intérêt. Placé très tôt au banc de la société, il se définit sans complexe et en rajoute : « Je suis l’un des rare qui suis fier de la colonisation française. J’ai traîné mes bottes dans le monde, quand même. J’ai vu le vaste monde et je trouve que ce que nous avions fait, c’était plutôt sympa. Bon, ce n’était pas parfait, sans doute… Je n’ai aucun lien particulier avec les colons, je n’ai pas non plus d’hostilité systématique. »

Roland Dumas m’avait affirmé être resté en sympathie avec Jean-Marie Le Pen. C’est confirmé : « Nous faisions partie du bureau d’âge de l’assemblée de 1956. Roland était le plus âgé et moi j’étais le plus jeune. Son père a été fusillé pendant la guerre. » Jean-Marie Le Pen redit avoir toujours été dans l’opposition, jamais ministre, et de s’en être bien passé. Ça n’était pas son ambition, affirme-t-il : « J’ai vu tant de médiocres le devenir… Je n’aurais pas considéré comme déshonorant de l’être si ça correspondait à une politique que je soutenais. Mais comme en général, j’étais toujours très réservé à l’égard des initiatives du pouvoir et que la France n’a cessé de décliner durant toutes ces années… » Combattant de l’arrière-garde, le menhir reconnaît avoir reculé toute sa vie, mais en tirant : « J’ai reculé à reculons ! »

Il reprend : « Un taux excessif d’étrangers rend la société déstabilisée et la met en danger. Parce que les peuples envahissants ne sont pas forcément bienveillants et tendres. » Nous confronterons-nous au dilemme du plus grand nombre ? Jean-Marie Le Pen dit avertir depuis des années les gens du monde, compatissant d’une misère profonde, qu’il ne fait pourtant pas sienne : « Mon problème à moi, c’est de défendre les Français », martèle-t-il. Quand un étranger entre sur le territoire sans y être invité, il n’a, selon lui, droit à rien : ni logement, ni travail, ni école, ni hôpital, ni aide sociale. « Nos lois sociales sont déjà en elles-mêmes ruineuses. »

De temps en temps, le patriarche imagine un film catastrophe. Le dernier commence à Mantes-la-jolie. « Un accrochage entre la police et les arabes, 3 policiers tués, 10 arabes tués. Trois jours après, 200 000 personnes sur les Champs-Elysées qui descendent des banlieues. Barrages de CRS, de gendarmes… Ils prennent l’Elysée. Le Président ne mourra qu’au trentième amant (rires). Ils continuent à avancer vers la Concorde, mais on a réussi à attraper de justesse une compagnie du 2REP qui est sur cette place et à qui on a demandé de ne laisser passer personne. Ils mettent les mitrailleuses en batterie et quand la foule arrive, ils tirent. Les gens continuent d’avancer, c’est pas qu’ils le veulent, mais c’est que les 100 rangées poussent derrière. 1200 morts. Interpellation à l’ONU. La France est condamnée par 85% des voix et l’ONU décide d’envoyer 5 régiments de parachutistes musulmans égyptiens, marocains, tunisiens, algériens en France pour rétablir l’ordre. Voilà. C’est mon film catastrophe. Est-ce qu’il est invraisemblable ? »

Vient alors le sujet de la religion. A 16 ans, Jean-Marie Le Pen est dégoûté par l’Eglise à cause d’une mauvaise blague. Un curé lui fait croire que sa mère est morte pour le pousser à quitter l’école en raison de son mauvais comportement. Depuis, il se considère comme « ami de la religion catholique » en assistant à certains offices, en entretenant des relations cordiales avec certains membres du clergé. Lorsqu’il rencontre Jean-Paul II, ce dernier lui prend la main et lui adresse un regard muet aux airs compatissants. « Ça voulait dire : continue vieux frère », se console-t-il. « Mais je ne suis pas un bon chrétien. Il y en a de moins en moins d’ailleurs. Quand elles ne sont pas remplacées par des mosquées, les églises sont détruites… C’est la fin du monde. Il y aura peut-être une renaissance, après tout ! Rien n’est perdu. Ou plutôt si, comme disait François Ier : tout est perdu, fors l’honneur ! »

Nous sommes toujours le 21 janvier 2019 et Jean-Marie Le Pen se dit aujourd’hui en convalescence. Il vit au milieu de nombreux livres, la conscience tranquille, l’esprit vif et la mémoire infrangible. Il ne regrette rien, ou peut-être de ne pas avoir toujours été compris. Il se souvient de tout, y compris de Fanchon dont il me sert le premier couplet suivi de son refrain à boire. On ne pouvait pas se quitter sans chanson : « Voilà, vous avez vu le monstre. On vous demandera : tu es venu chez lui ? il t’a reçu ? tu n’avais pas peur ? C’est un monstre gentil ! » Il rit encore. Marin pêcheur de chalutier, mineur de fond, légionnaire parachutiste… « Je n’ai pas fait carrière, j’ai avancé en marchant. Ce sont les événements qui font beaucoup plus que les destins, que les projets eux-mêmes. Je pense que j’aurais pu être un grand avocat, encore qu’il y a des servitudes que je ne supporte pas : se présenter à 13h pour passer à 18h ou 19h, c’est insupportable ! » Si tout était à refaire ? La question ne se pose pas. Jean-Marie Le Pen a marqué l’histoire de notre pays. Ceux qui l’écrivent en feront ce qu’ils veulent, pourvu qu’ils ne cèdent pas la plume aux caricaturistes : « Au regard des galaxies, qu’est-ce que nous sommes ? Vous avez vu notre galaxie ? C’est une parmi des milliards. C’est passionnant, ça… Mais l’homme né de la femme a une vie brève. » Job 14…

« Profitez de vos 20 ans. Vivez la vie. Vous allez peut-être voir des choses difficiles. L’essentiel est d’être en bonne relation avec sa conscience, avec son cœur. » En ce qui le concerne, c’est acquis.

16 avril 2023. Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen est entouré des siens dans un hôpital de la région parisienne. J’avais écrit ces vers pour combattre l’ennui. Les événements leur donnent un sens :

Aimer, se battre, brûler, s’enivrer sans cesse,
S’abandonner aux songes pour mieux les servir,
S’émerveiller de tout, de ses propres faiblesses,
Naître, vaincre, mourir ; par devoir, par désir.

Confier aux cieux l’espérance d’un soir :
Ne tomber à genoux qu’en portant cette croix,
Pour l’honneur et pour Dieu, pour la France, la gloire,
L’élever en criant : vous ne passerez pas !

Se dérober aux hymnes. On ne meurt pas pour soi.
On s’effondre d’amour, on s’abaisse, on s’exile.
Le combat nous allie et la mort nous envoie
Vers les plus nobles plis, pauvres fous, indociles.


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