Jean de France

Il y avait une cigarette écrasée dans un cendrier. Un guéridon en bois, des chaises en rotin et du marc de café abandonné au fond d’une tasse rouge, près de la porte. L’intemporalité.

Il y avait une femme esseulée que le serveur avait oubliée. Assise dans l’angle mort. Un bonjour sans réponse prononcé sous un masque qui lui ôtait ses derniers traits d’humanité. Les cheveux mal coiffés, un vieux manteau rouge, des baskets neuves, un collant noir et une jupe, sans doute, sur laquelle elle était assise. Une mine triste. Un corps las. Les yeux mi-clos posés sur ce téléphone muet. Et le serveur qui ne venait pas. L’attente.

Il y avait un vieux monsieur aveugle guidé par son chien. Le café habituel, sans sucre, consommé à la même place chaque matin, et servi avec un sourire qu’il devinait. Sans doute se laissait-il distraire par la conversation des trois hommes assis à sa droite, tantôt piano, tantôt forte, dont on ne captait finalement que de brèves conclusions : « T’es qu’un con. » L’esprit français.

Il y avait le dos courbé de ce pilier de comptoir appuyé sur le zinc, une casquette vissée sur la tête, les bras croisés, les épaules remontées jusqu’aux oreilles. Rabougri. Mais debout. De temps en temps, lorsque le serveur repassait derrière le bar, il lui faisait un signe de la tête. Ça valait mieux que des politesses insignifiantes. Puis il replongeait en lui-même. La solitude.

Il y avait ce personnage zolien. Le visage creusé, le regard cafardeur, les cheveux noirs peignés en arrière, un blazer en velours sombre porté sur un gilet marron et une chemise qu’on distinguait à peine, le col apparaissant sous un nœud de foulard rouge ; de longues mains posées sur la table, l’une trouvant de temps en temps l’anse d’une tasse désespérément petite, l’autre glissant lentement sur les lignes d’un journal ouvert : Libération.

Il y avait un petit bout de France en chacun d’eux. Une France poète, une France triste, une France de gauche, une France d’avant. Une chanson douce. Le parfum du café chaud et celui du tabac froid qu’on emporte avec et malgré soi, comme une seconde peau, comme un agréable fardeau, comme un étendard vivant dans ce monde de morts. Un petit peu d’amertume dans ces vies fades. Il n’y avait rien de beau. Rien de glorieux. Rien de grand. Rien de risqué. Rien d’impossible. Rien d’important. Rien de fou… Mais rien, rien… c’est souvent tout.

Nous sommes le 19 avril 2023. « C’était une soirée d’anthologie », m’écrit Etienne. Une soirée interminable entamée dans un bar du 9ème arrondissement avec Floran Philippot au Perrier tranche, achevée dans un restaurant avec André Bercoff et Jean Lassalle au Pinot Noir. La première partie fut consacrée aux 30 ans de Jordan Florentin, entre Juliette Briens, Baudouin Wisselmann, Bahia Carla et l’indicible Philippot. Après quelques joyeuses mondanités, Etienne et moi avons finalement décidé de prendre congé, pensant chacun regagner notre oreiller. Mais les plans changèrent lorsque nous croisâmes la rue ***.

Je fis d’abord remarquer à Etienne qu’il s’agissait de la rue d’André Bercoff et qu’avec un peu de chance ou d’audace, nous aurions pu l’y croiser et lui proposer de prendre un verre au pied de son immeuble. Et dans une grande simplicité, l’improbable se produisit : « Mais qu’est-ce que tu fais en bas ? Je descends ! »

André n’a jamais manqué un rendez-vous, contrairement à moi. S’il est en retard, il appelle. S’il est indisposé, il reporte. Mais il n’annule jamais. Alors quand l’imprévu sonne à sa porte, il dévale les escaliers et le rejoint avec ce rire grave, inimitable, doublé de cette éternelle accroche : « Comment va ma gendarmette ? »

Nous passons un quart d’heure ensemble et balayons d’un revers de main les sujets d’actualité pour ne plus parler que de lui. L’émission de Bourdin, le salon d’Omerta, un weekend à la campagne et ce désir fou, toujours, de refaire le tour du monde. André possède une qualité inestimable rejettée par tant de confrères : la curiosité. « Je pose la question », répète-t-il inlassablement aux affabulateurs qui se complaisent dans le relai de vérités infondées, pourvu qu’elles buzzent. Beaucoup le considèrent comme un fou, mais « la grande leçon de la vie, c’est que parfois, ce sont les fous qui ont raison », écrivait l’un des leurs. Au fond, Bercoff est un peu le Churchill du journalisme français.

Mais l’heure est à la sagesse et André doit se lever tôt. Nous nous quittons donc en nous promettant de nous appeler demain. Soudain, mon téléphone sonne. C’est Jean Lassalle. Je le sais à Paris depuis hier et lui propose donc de nous rejoindre au bar, comme ça. Etienne interpelle de responsable du restaurant qu’il connaît bien : « Tu n’imagines pas qui va venir ! » Sacha, la serveuse, interrompt sa course et répond quelque chose comme : « Avec toi, je crains le pire. » Sa réputation droitière le précède. Nous finissons par lâcher le morceau. Deux amis nous rejoignent pour étoffer la table et la conversation. Et une heure plus tard, Jean apparaît à l’encoignure de la rue. La terrasse se lève. Les clients abondent. Il est 23h30.

Nous n’aurons jamais assez d’une vie pour raconter celle de Jean. Et encore moins d’un soirée. Jean Lassalle est un idéaliste insaisissable qui poétise la terre et provoque en nous le désir de la servir, de l’aimer, de la fouler, de l’étreindre, de l’épouser. Cette terre de feu, de vie, de mémoire, de culture, de France. Il aime son pays à en crever. Peut-être maladroitement, mais il l’aime dans ses recoins et dans ses largeurs, sur ses chemins de terre et ses bancs en velours. Il l’aime parce qu’il l’a parcourue comme un paysan. Il l’aime dans les yeux de chacune de ses rencontres, il l’éprouve, il en a même beaucoup souffert. Lassalle a des défauts, bien-sûr. Il parle encore de l’extrême droite comme de la terreur et est incapable de cohérence lorsqu’il s’agit de se positionner sur l’immigration. Alors à défaut de comprendre le politique, nous aimons le personnage. Je me souviendrai toujours de cette évasion, au salon de l’agriculture. De ces moments où Jean Lassalle ne se révèle qu’en rires, en poésie, en tendresse, en revanchard, en amoureux, en indécis, en homme abîmé par la vie mais si fort dans le devoir. Je l’ai découvert enfant malmené et homme plein d’espérance. Debout pendant 10h, tiré de tous les côtés, dansant, chantant, hurlant, buvant, fêtant la France et la paysannerie comme personne d’autre… Il fallait ensuite l’entendre disserter sur ce qu’il avait vu et entendu, épuisé, mélancolique, mais si fier d’eux, de ces Français qui lui ressemblent. Jeunes, vieux, cadres, paysans… Il fallait le voir donner son numéro à tous ceux qui le réclamaient et répondre aux innombrables messages. Jean Lassalle aurait dû s’appeler Jean de France.

Vers 2h30, après nous avoir offert à boire et à entendre ses faits d’armes et ses innombrables rêves, Jean accepte un ultime élixir proposé par un habitué. Nul ne reste indifférent aux attentions d’un homme qui, du sommet de son expérience, porte pour chacun autant d’intérêt que de tendresse. Ce soir Jean Lassalle nous a émus. Il insiste pour repartir à pieds, seul, et disparaît dans les artères de cette ville qui nous paraît alors minuscule sous ses pas.

« La vie est courte et si longue à la fois. Elle est aussi dérisoire que volcanique. Il faut cueillir tous les instants de légèreté et vivre comme si rien n’était impossible. Savoir dire oui. » Jean Lassalle


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