Roland Dumas, le vice vertueux

Nous sommes le 11 avril 2023. Il pleut. Je décide de sortir après avoir passé la journée au lit. Nous ne sommes plus à une incohérence près. J’emprunte l’avenue des Gobelins, le boulevard du Port Royal, la rue Vavin puis traverse le jardin du Luxembourg. Il est 19h44, les allées sont presque vides. Quelques coureurs cherchent laborieusement la sortie en pataugeant dans le gravier boueux. Les grilles ferment dans un quart d’heure.

Je pousse jusqu’au boulevard Saint Michel et m’égare dans les vieilles artères commerçantes où se mêlent déjà les odeurs de cuisine, de crêpes, de pizzas, de raclette et autres mets orientaux. Un couple s’embrasse dans une rue très étroite dont j’ai oublié le nom. On n’y distingue que deux silhouettes enlacées à l’abri du monde. « Paris est trop petit pour ceux qui s’aiment d’un si grand amour », écrivait Jacques Prévert. C’est l’anniversaire de sa mort. Sur l’autre rive, Notre-Dame dort encore et les passants la regardent tendrement. Le souvenir de cette épaisse fumée noire escaladant les tours me revient comme un vieux cauchemar. Le prix Maison Blanche, le champagne, l’euphorie, les mondanités… et soudain, l’effroi. Cette vision apocalyptique. Ce vacarme. Celui d’un cœur qui dégringole en soi. Plus rien n’a d’importance devant l’effondrement de notre civilisation. Je nous revois la contempler, impuissants, miséreux, éplorés, cherchant au fond de l’âme de quoi formuler un espoir, une prière… Même un cri. Certains répètent « c’est horrible, mon Dieu, c’est horrible ». Je crois que la suite ne fut que silence et bruits de pas se dirigeant vers la sortie.

Pont Saint Louis. Je franchis une Seine noire. Sur l’île, il fait déjà nuit. C’est l’heure où les vieux amants se prennent par la main en flânant jusqu’à la place Louis Aragon, avant de s’attabler aux Anysetiers du Roy, par exemple ; l’heure sublime où les jeunes amoureux se retrouvent en secret à l’angle de la rue Poulletier, les cheveux trempés et les regards en feu. C’est l’heure où l’on s’aime sans penser au lendemain.

En levant les yeux, j’aperçois de vastes bibliothèques, des plafonds peints, des poutres, des salons feutrés, ces lieux reculés du monde dans lesquels on aimerait parfois s’enfermer pour échapper aux led, au mobilier suédois et aux murs blancs. Je voudrais pousser ces portes cochères et sonner à ces appartements. Y sentir les parfums d’une cuisine en ébullition, y entendre un air de jazz et lire, pourquoi pas, les premières pages d’un roman au coin d’un feu. C’est curieux, quand même. Presque effrayant. Il y a quatre ans, je franchissais pourtant régulièrement le seuil de l’un de ces immeubles, quai de Bourbon. Je me souviens de cette porte grinçante et du bruit de clef dans la serrure. De cette salle à manger aux murs délavés, jonchée de sculptures, de poteries, de photos et de quelques dessins éparpillés sur la table en verre. Je me souviens de ce chapeau noir accroché au porte-manteau. De ce bureau de légende. Et de cet homme assis auprès duquel je passais des heures à écouter, à apprendre, à rire, à jouer, à imaginer son monde et à m’y sentir bien : Roland Dumas. Nous nous étions rencontrés dans l’appartement d’un écrivain, sorte de lupanar intellectuel niché sous les toits haussmaniens. C’était le 14 juin 2018. Dix jours plus tard, je me trouvais là, dans ce bureau, entre Max Ernst et Picasso.

Nous sommes alors le 25 juin 2018. Roland porte des baskets blanches. Adieu Richelieu, adieu Berluti. Dumas a désormais succombé au confort des semelles bon marché. C’est le prix de l’âge. De moindre élégance, peut-être, mais Roland ne fléchit pas : « J’ai fait retoucher ce costume pour l’occasion. » En séduction, c’est une pointure.

Après avoir beaucoup marché, il feint de se lever et m’invite à m’asseoir. Je lui tends d’abord la main, puis une boîte de chocolats, il les saisit en souriant : « Voyons, on s’embrasse ! » Svetlana nous sert deux verres d’eau puis se redirige vers l’entrée. Elle vit avec lui depuis 10 ans. Un ami le lui avait présentée, un soir. Elle ne parlait pas français, alors il lui a enseigné la langue… La porte claque, le silence tombe, nous voilà seuls.

Rien n’est inscrit dans le guide de cet entretien hasardeux. Nous parlerons sans doute d’histoire, d’art, de femmes et de morale. De ses passions déraisonnables et de son carcan spirituel. Homme de peu de foi mais dévot de la République, Roland est un pilier de l’acropole mitterrandienne. Tout, à priori, nous oppose. Incorrigiblement libertin, démesurément patriote, 96 ans, 75 de moins, de ce que fut la gauche, de ce que fut la droite, qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse… Roland loue de toute façon « le goût de voir les gens en face ». Tant mieux. L’appartement est calme. Il est 18h. Dans la pièce voisine s’élève un air de jazz.

« Que voulez-vous faire dans le journalisme ? » La récurrence de cette question me laisse paradoxalement toujours sans voix. Roland joint attentivement les mains et se met à sourire : « Vous êtes sensible, n’est-ce pas ? Émotive ? » Il se redresse en prenant difficilement appui sur ses accoudoirs et poursuit : « Vous devez saisir toutes les opportunités qui se présenteront à vous. Vous ne commencerez sans doute pas dans un grand journal, vous passerez par la rubrique des chiens écrasés, mais je n’ai pas non plus commencé par défendre Picasso. Il m’a fallu plaider pour de moindres causes. Je vous conseille les rubriques juridiques, les enquêtes, l’investigation. Ça vous fera rencontrer le monde que vous ne connaissez pas encore. Je vais vous donner plein de conseils pour devenir une grande journaliste. Vous êtes plutôt intelligente, belle et sympathique, vous vous intéressez au droit, à l’art, à la musique… Je vous prends sous mon aile. » L’illusion est ravissante. Il est vrai que nous avions respectivement évoqué nos goûts pour l’art, au cours de ce dîner. Roland était chanteur lyrique à ses heures secrètes. Il a même vécu quelques années auprès de la cantatrice Maria Murano, la grande passion de sa vie. S’il n’avait pas entamé une carrière politique, il aurait aimé faire de l’Opéra. Finalement, il a fait ses vocalises dans l’hémicycle… et quelle voix !

Nous ne tardons justement pas à évoquer la dernière campagne électorale. Roland me confie d’abord avoir plaidé en faveur de François Fillon : « Ensuite, je ne pouvais plus vraiment le soutenir avec toutes ces histoires. » Terrain miné. Comment ne pas revenir sur la perversité de cet homicide politico-médiatique. Soupçons calomnieux, perversion et profits poncifs dont il fallait trouver le bouc-émissaire. Pardonnez-moi cette insurrection de mauvaise foi, Roland, mais je n’ai rien digéré. Vous connaissez ça, le radotage journalistique, mais vous avez échappé au matraquage virtuel. Le 5ème pouvoir. Chaque semaine, la plupart des médias dégobillaient leur compte de rumeurs obscènes sur les réseaux sociaux, poubelle de la démocratie moderne, parlement de la foule, fosse commune de la pensée. Le débat n’était plus qu’une fiction.

Sur le terrain, les camps adverses finissaient même par se solidariser. Il fallait entendre ces témoins de Jupiter, pions blancs débarqués sur les marchés bondés, attaquant par des « il faut que » et des « non, vous ne pouvez pas comprendre ». Parce que quand on n’était pas d’accord, c’est qu’on était profondément idiot. C’est que « la réalité des choses » nous échappait. Je compatissais. La France assommée, acculée aux « extrémismes », tombait alors sous le charme mystique du nouvel élu, de l’Emmanuel, prophète de cette douce Europe aux douze étoiles… Dumas n’avait d’ailleurs jamais adhéré aux traités qui avaient précédé celui de Maastricht. Par la force des choses, l’Histoire l’avait conditionné dans ce rejet de l’Europe avant d’être rattrapé par les influents conseils de Mitterrand : « Je sais ce qui est arrivé dans votre famille, mais réfléchissez bien, regardez l’avenir ; l’Europe est la grande aventure de notre génération. » Ainsi fut-il. Lorsque le traité de Maastricht fit trembler les bancs et les consciences de l’Assemblée, Dumas employa le verbe à vau-l’eau, converti au mitterrandisme pour toujours.

La musique s’est arrêtée : « Prenez un chocolat. » Dumas refuse de m’entendre dire que je dois soigner ma ligne. Et pour appuyer sa contestation, son regard a déjà levé les voiles de la décence. C’est le jeu. Audacieux, malsain peut-être… Après tout, « qu’est-ce que la vieillesse, demandait Mitterrand, c’est d’abord de perdre la curiosité. » Avant d’épouser la politique, Roland ne pratiquait pas encore la séduction à outrance. Mais « le pouvoir érotise », dit-il. Ce pouvoir ne l’a jamais quitté.

Il me raconte qu’il a acquis cet appartement en 1956, alors qu’il entrait à l’Assemblée Nationale. Il n’avait que 34 ans – le plus jeune député avec Jean-Marie Le Pen qui en avait 27 – et n’avait pas encore un rond. Alors, un jour, il aperçut une annonce dans Le Figaro : appartement à vendre, 19 quai de Bourbon. La propriétaire vivait entre ses chats et ses enfants dans cet appartement devenu insalubre. Il demandit à l’Assemblée l’aide qui lui était due en tant que jeune élu et acheta le 19. « J’ai eu une sacrée chance ! » Sacrée dose de caviar… L’appartement est situé au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier, face à la Seine. Les fenêtres de son bureau donnent sur la cour.

Ici, donc, vécut la sculptrice Camille Claudel, calfeutrée avant d’être internée. C’est d’ailleurs Roland qui ordonna la mise en place d’une plaque informative sur la façade de l’hôtel particulier. Il est toujours amusant de voir quelques badauds s’y arrêter, ne sachant désormais quel autre personnage occupe ces murs. A l’époque, Roland ignorait encore quels illustres artistes il serait amené à défendre. Le hasard est farceur et plutôt généreux.

  • Vous recevez toujours ? 
  •  J’ai surtout beaucoup reçu, mais de temps en temps, une belle femme vient sonner à ma porte…

Roland me parle aussi de son père, Georges Dumas, fusillé par les nazis le 26 mars 1944. A 95 ans, l’évocation de ce traumatisme révèle encore d’intraitables blessures. Il se reproche de ne pas être resté avec lui lorsque les Allemands sont arrivés. Mais il fallait résister. Il avait alors enfourché son vélo pour rejoindre les compagnons des Mouvements unis de la Résistance. « Vous ne vous sentez tout de même pas coupable », lui demandé-je. Il se sent surtout triste. Toute sa vie, il l’a construite sur ces fondations filiales. « Pour moi, il n’y a qu’un critère, qu’un repère, c’est la vie. J’ai tellement mesuré que je perdais tout avec la mort de mon père que le reste n’est qu’écumes des vagues », écrit-il dans son autobiographie, Coups et Blessures.

Dans son bureau, un dossier porte le nom de « Georges Dumas 1914-1918 ». « J’aurais aimé le connaître davantage », se confie t-il. Un soir, il l’avait aperçu agenouillé au pied de son lit, en prière. Il n’était, à sa connaissance, pourtant pas croyant. Mais il n’a pas osé l’interrompre. Il le regrette. Roland ne croit pas non plus en Dieu, mais il aborde le sujet régulièrement : « Ce qu’il y a de sérieux, dans la religion, c’est la morale. Je ne crois pas que les véritables athées existent. Ils doutent forcément, tout le monde doute. Vous allez à la messe, vous ? » L’Eglise m’apparaît aujourd’hui moins fréquentable, mais j’y ai passé de longs moments, avec des histoires spirituelles extrêmement fortes. Roland songe beaucoup à la foi chrétienne. Il ne s’est jamais laissé tenter par le nihilisme, ni convaincre par l’athéisme. Rationnel, curieux mais étonnamment prudent, Roland n’en demeure pas moins spirituel. Évidemment, lorsqu’on évoque la prêtrise, il y répond avec toute la sincérité et la tendresse que l’on sait : « J’aime trop les femmes. » Ce pourrait être son acte de contrition.

  • Au fait, Maud, au niveau de votre vie sentimentale, ça se passe comment ?

Mitterrand, enfin. Je l’interroge sur leur relation en formulant à demi-mot : « Puisque vous consacrez Léon Blum en sorte de père politique, Mitterrand n’avait-il pas pour vous une figure paternelle autrement plus intime, voire spirituel ? » C’est un peu bancal comme entrée en matière.

  • Très bonne question… Je crois que oui. Et la mort de mon père l’intriguait beaucoup. A la fin de sa vie, alors que je venais à son chevet à peu près une fois par semaine, il me posait beaucoup de questions sur lui. Un jour, je lui ai demandé : François, que regrettes-tu le plus ? Et il m’a répondu : je regrette de ne pas t’avoir suivi sur la question de l’Algérie. C’était un vrai aveu.

François Mitterrand n’était pour moi que la parfaite incarnation de « l’homme de droite soumis à une politique de gauche. » C’est ce qu’on me disait. Un homme figé dans l’Histoire qui avait suscité tant de fantasmes, tant de soupçons, tant de secrets et d’indignations… Il était la France d’après de Gaulle, un personnage dont on ne parle pas tellement en cours d’histoire et au nom duquel peu sont légitimés à s’exprimer. Mais un visage bien incrusté dans ce paysage sans horizon.

L’ombre de Mitterrand plane toujours dans cet appartement qui s’assombrit un peu plus. Le soleil a quitté l’île Saint Louis.

Roland Dumas a été journaliste pendant 7 ans. Il faisait « des petits boulots d’avocat » et a rencontré une femme dont l’ami était le propriétaire d’un journal : « Je n’ai pas sauté que sur l’occasion ! » Sacré salaud. Il exerçait dans la rubrique économie et jouissait d’une attention particulière de ce directeur (d’où le salaire de 3500 francs qu’il avait eu l’audace de demander), lié par le sang de l’Histoire. Ses deux fils avaient été fusillés par les nazis. « Ça vous casse », souffle Roland. A cette époque, il n’avait pas grand-chose, la guerre lui avait tout confisqué.

Nous arrivons au terme de notre rencontre, au bout d’une heure et demie. « Ecrivez-moi, dit-il, je vous répondrai. Il faut qu’on se revoie. » En nous levant, je lui soumets l’un de ses ouvrages. Il y appose son écriture un peu tremblante, « …avec mes sentiments de grande affection. » Et poursuit en levant les yeux : « en attendant plus. »

« Quel jour sommes-nous ? » Le 25 juin 2018, Monsieur Dumas.

« Vous avez de très belles chaussures », me nargue t-il d’un air malicieux. Le temps n’atteint pas les goûts. Il se lève, me prend par le bras puis me raccompagne jusqu’à la porte de son bureau. « Je suis très heureux de vous avoir revue. Je veux qu’en me quittant, vous vous souveniez des mots de ce vieux Roland Dumas : vous êtes capable de beaucoup de choses. La vie vous appartient. Ayez confiance en vous. »

11 avril 2023. Il est 21h. Je remonte la rue du Cardinal Lemoine à pas lents. Paris n’est belle que les soirs de pluie.


Laisser un commentaire