Sur les chemins noirs

Au fil du temps, et après avoir tant couru, je m’aperçois que la vraie chance, ce n’est pas de pouvoir se retirer du monde, de fuir la société, de disparaitre des réseaux sociaux, de refuser les cookies, de se mettre en mode avion et d’habiter une île imaginaire. C’est d’être capable de chasser le monde qui se loge en soi. C’est de retrouver ce petit jardin intime dans lequel on faisait naître des héros, des histoires, des légendes, des promesses, des rêves de gosse qui deviendraient un jour réalité. C’est, dans un moment de peine ou de révolte intérieure, d’avoir la force, quand même, de reprendre les chemins inachevés. Ça ne veut pas dire repartir en arrière, ça veut dire recommencer. C’est pour ça qu’on lit, qu’on écrit, qu’on se souvient, qu’on se laisse bouleverser par des choses futiles, des rencontres, des regards, des moments qui ne coûtent pas un sous mais qui valent tout l’or du monde. C’est pour ça qu’il faut s’émerveiller sans cesse, être naïf de temps en temps, pleurer pour rien et rire de tout, s’enivrer, se tromper, s’enlacer, se quitter, se manquer, se retrouver. Et laisser toute la place au hasard. Parce que tout le bonheur du monde se trouve dans l’imprévu. Il faut être capable, de temps en temps, de clore son agenda, de manquer un rendez-vous, de quitter sa routine, de lever les yeux et de regarder autour de soi. De ne commander rien d’autre qu’un billet de train ou qu’un verre de vin.

Alors pour répondre à cette envie de rien dans un monde obscurci par le tout, je me suis acheté un ticket de cinéma. Et de cet enfermement naquit une échappée, une évasion statique sur les Chemins noirs de Sylvain Tesson.

Voir ce film sans avoir lu le livre fut fut un peu comme partir en randonnée avec des chaussures neuves. Ma première réaction lorsque l’écran s’éteignit fut même d’imaginer que ces paysages eurent été plus joliment écrits que filmés. Qu’on aurait peut-être davantage souffert de lire ces larmes que de les regarder couler. Mais de toute façon, je n’y allais pas en pensant que ce serait le film de l’année. J’y allais en pensant qu’il me conforterait dans ma folie d’exil. Je voulais entendre ce cri venu d’un autre monde, de derrière les cimes, qui te dit : barre-toi. La France t’attend. Pas les Français, pas les urnes, pas l’Histoire : la France. Sylvain Tesson a rendu quelque chose possible. Il a ouvert des chemins. Il y a versé sa sueur, son sang, ses larmes et son encre parce que la France le réclamait. Elle était assoiffée de témoignages d’amour. Elle avait besoin qu’on l’éprouve, qu’on l’étreigne, qu’on se casse la gueule pour nous aider à nous relever. En descendant les marches de la salle de cinéma, je me suis sentie plus morte que vivante. Il y avait quelque chose d’irrationel, d’irrespirable. J’ai cherché l’air, le ciel, les arbres. J’ai alors quitté ce monde débile, ce que je cherche à faire tout le temps en disant à mes potes et à ma famille que « je pars », « mais tu pars où ? », « je ne sais pas, loin », « mais tu reviens quand ? », « tout à l’heure, demain, dans un mois, jamais »… Et soudain, la nuit est tombée. Pas dehors, il fait encore jour à 20h. Mais en soi, il se faisait déjà tard. C’est cet instant tragique où vous vous apercevez que la vie va beaucoup trop vite. Alors vous montez sur votre scooter, vous démarrez en trombes, vous dévalez la rue Claude Bernard – la tête dans les nuages, vous passez devant Le Café d’Avant, vous voudriez vous arrêter mais vous ne pouvez pas parce que vous êtes en retard. Et parce que ça va trop vite. Vous vous rappelez de cette nuit où vous étiez complètement bourrée, à pleine vitesse dans la ville, les feux n’avaient aucune couleur, ou plutôt si : ils étaient tous rouges. Mais là, à ce moment précis, vous êtes sobre et vous roulez vite quand même. Personne ne vous attend, pourtant, mais vous réalisez que vous avez passé votre courte vie à vous manquer vous-même et qu’il s’agirait de vous donner rendez-vous, un jour. Voilà. Ce n’est pas un grand film. Mais c’est une grande histoire qui conduit à une formidable ivresse. Il ne s’agit pas de renier le monde moderne, il s’agit de s’en évader quelque temps pour retrouver aux confins du pays tout ce que les écrans ne nous offriront jamais : les parfums, la matière, les blessures et la vie. Ce film n’est pas à voir. Ce livre n’est pas à lire. Ils sont à vivre.


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