Ton regard me manque, tu sais. La tendresse insistante de ton œil timide, cette affection silencieuse et ces gestes pudiques, graves et fragiles, aussi purs que ce que nous fûmes le temps d’un embrasement qui ne connut ni les heures ni les âges, en faisant toujours semblant de ne pas le nommer, de ne pas l’inscrire dans le temps, encore moins dans les mœurs, de ne rien figer. C’est le destin des cœurs fugitifs et le fardeau des âmes nomades. Nous aurions pu nous aimer comme tout le monde mais nous avons préféré nier l’abattement des certitudes. Nous avons vécu. Nous nous sommes croisés. Nous avons brûlé.
Mais s’aimer ? Jamais. S’accommoder du regard des autres, tolérer l’insupportable suspicion, en rire puis en pleurer, non…
Au début, nous nous cachions. La nuit, nous nous poussions l’un ou l’autre dans l’alcôve d’une porte cochère, sous un arbre, derrière une église pour nous embrasser avec toute la fougue et la générosité d’un premier amour. Nos yeux humides se révélaient à la lueur d’un lampadaire. Et lorsque quelqu’un passait, je couvrais ta tête dans ma nuque pour que personne ne te reconnaisse. Nous nous aimions en embuscade, quelque part entre le mur des cons et celui des fous, coupables de passions innommables parce que trop jeune et surtout parce que trop vieux. Parce que trop marié, aussi. Bagué l’année de ma naissance. C’est ce qui s’appelle : être née trop tard. Beaucoup trop tard.
Les semaines et les mois passant, l’usage eut été de rompre cet attrait au sabre froid, de disparaître au grand jour puisque nous nous aimions aux grands soirs. Mais nous avons continué. Et de dîners en rendez-vous intimes, nous avons brisé l’idéal impossible pour bâtir l’idéal interdit. Nous voilà amants, amoureux, si vulnérables et si forts, guettant toujours le regard des autres pour ne pas être pris en flagrant délit de tendresse. Je découvre aussi la troublante obsession du vide. L’après-toi. Le temps qui fauche et celui qu’il reste. Je la regarde cette flamme qui brille, qui brûle et qui consume. Je la regarde qui danse et qui nous attire, brûle nos ailes et nos vies, pauvres imbéciles en sursis…
Et après… Que fait-on des cendres d’un si grand amour ? Que restera-t-il après nous ? Un visage qui s’efface, des parfums qui s’évaporent, des silences insoutenables et des nuits à chercher ton regard, la tendresse insistante de ton œil timide, cette affection silencieuse et ces gestes pudiques, graves et fragiles, aussi purs que ce que nous fûmes le temps d’un embrasement qui ne connut ni les heures ni les âges…
