• La beauté qu’un soir on aima…

    Je suis en retard. Vous m’avez tirée d’une énième dépravation nauséeuse, de ces moments obscurs où tout se mélange, où tout s’abandonne, où la solitude écrase la moindre envie et révèle toutes les culpabilités entassées dans un cœur trop faible… Ce petit cœur que je croyais aride tant il aime mal, tant il aime peu. Mais vous m’avez sauvée de cette hébétude par un message, par un vulgaire texto cacheté de quatre mots : « Je suis resté exprès. » Une façon plus ou moins légère de dire : « Je suis resté pour vous. » Dans ma naïveté amoureuse, ce fut comme entendre : « Je vous aime. » Alors j’ai accouru. J’ai tout lâché. J’ai quitté cette petite mort sous une pluie glacée, dans un accoutrement ridicule, trop inquiète de vous perdre si je ne répondais pas à cet appel qui me semble à chaque fois être le dernier. J’ai brûlé tous les feux. Tous. Et en arrivant au pied de cet immeuble austère, je n’étais pas essoufflée. Mais ce cœur aride, lui, battait à tout rompre. Et j’ai reconnu cet embrasement d’un soir d’été, d’un soir lointain, d’un instant audacieux où, sous un ciel souverain, vous eûtes la tendresse de me demander : « Vous n’avez pas peur de vous brûler ? » Depuis, j’ai brûlé de mille feux. Je vous ai attendu, espéré, parfois imaginé… J’ai fini par douter de votre existence. Je suis redevenue cette enfant sage qui se contente de souvenirs et de rêves. J’ai écrit mille lettres, mille poèmes, mille oraisons que vous ne lirez jamais. Je me suis menti en croyant que vous m’aimiez aussi, moi qui vous aime tant.

    Je me souviens pourtant avec tendresse de ce 31 août 2020, de ces retrouvailles inespérées. Vous m’avez donné rendez-vous à 20h. Ce soir là, je suis en avance. Je gravis les marches en regardant derrière moi et pose mon index sur une sonnette anonyme. J’hésite. Mais à peine ai-je eu le temps de douter qu’une clé tourne dans la serrure multipoint. La porte s’entrouvre lentement… une tête passe. Vous souriez, secret et impatient, et refermez la porte derrière moi sans dire un mot. Et comme deux êtres qui se quittèrent en s’aimant, contenant la gravité des sentiments dans des regards et la poésie du cœur dans quelques mots écrits ou murmurés, nous nous enlaçons quelques instants. Simplement. Et je retrouve ce parfum qu’il m’arrivait de chercher dans le col de votre blouson, celui que je vous rends à contre cœur ce soir.

    Vous me présentez une adorable petite dînette composée de divers canapés, de deux verrines que nous ne toucherons finalement pas, de foie gras que nous partagerons au couteau d’une petite salade de pommes de terre à la crème et d’un saladier de raisin acheté in extremis après avoir saisi que les éclairs au chocolat m’étaient interdits. La faute au gluten. Vous découvrez ainsi l’univers « sans gluten », cousin du régime sans plaisirs, et vous y soumettez avec sérieux. Vous m’avouez ensuite vous être déjà servi un verre de pastis en m’attendant : « Vous préférez peut-être passer au champagne tout de suite ? » Volontiers. Pour ne pas me faire attendre, vous avalez les deux dernières gorgées de votre petit jaune puis rincez le verre au Ruinard avant de nous servir deux flacons d’ivresse – du Ruinard dans un verre à eau… Votre impatience me fait sourire et neutralise mes excès de pudeur. Vous saisissez rapidement un siège derrière vous et m’invitez à m’asseoir sur vos genoux. Nous trinquons à la France, à l’instant, à nous. Les minutes s’écoulent, la fatalité du temps nous presse et vous décidez d’abréger notre conversation. Il était temps : « Je rêve de vous serrer contre moi dans ce lit… » Votre regard m’étreint. Nous déposons nos verres sur le secrétaire, ôtons nos chaussures, et croisons un instant nos regards d’adolescents. Vous n’avez pas peur de vous brûler… Ce soir-là, je crus sincèrement vous promettre de ne jamais vous aimer. Pour ne pas souffrir du manque, de l’impuissance, de l’absence, de l’impossible… Mais on ne lutte pas indéfiniment contre cet attrait indéfinissable. On le subit, on l’explore, on le nourrit parce que soudain, souffrir d’amour revient à lutter contre la mort. Je m’assois dans ce grand lit à moitié défait. Vous m’y rejoignez comme un enfant indiscipliné, maladroitement, le regard un peu fuyant et le cœur survolté. L’amour dissident. Mais soudain, vos gestes s’apaisent. Vos mains m’effleurent lentement. Le chevalier ôte son armure et dépose ses armes aux pieds de ce « cœur inconnu », tel que vous me surnommiez encore. « Je suis tellement bien avec vous, je ne pense à rien d’autre », murmurez-vous. Nous bravons le temps pour trouver en ces moments furtifs de douceur un soupçon d’éternité. Et je crois que nous la trouvons. Votre visage s’attendrit, votre regard me bouleverse et je sens votre sourire sous mes doigts. Vous me rappelez notre premier baiser, cet éclat de foudre dans la nuit vendéenne. « Deux absolus réunis pourraient faire voler le monde en éclat », vous dis-je. « A Beyrouth, nous pourrions faire la guerre ensemble », me répondez-vous. Ce désir d’absolu nous embrase. Il nous consume.

    Je vous entends souffrir : « La France va disparaître. » On n’échappe pas à son destin. Et nous ne pouvons nous empêcher de sceller le nôtre à celui de la nation, de façon totalement irrationnelle et disproportionnée, comme si de notre amour dépendait le sort de notre pays. Ou inversement. Je sens monter en vous une inquiétude innommable. « Je suis dangereux parce que brûlant et je souffre beaucoup, comme vous », me répétez-vous en me fixant d’un regard si puissant, si torturé, que j’aimerais être capable de retenir toutes vos craintes dans mon cœur pour alléger le votre… Je ne vous quitte plus des yeux. Nous nous serrons l’un contre l’autre, de plus en plus fort. Votre tête est maintenant posée contre la mienne. « Je vois dans vos yeux que vous êtes capable de pleurer d’amour et de pleurer pour la France », chuchotez-vous, les yeux clos. Dans votre bouche, ces mots prennent une dimension héroïque.

    • A quoi pensez-vous ? (lui)
    • A ce que vous me disiez au sujet des risques que nous prenons…
    • Et alors ?
    • J’accepte de souffrir d’amour pour vous comme je souffre d’amour pour la France.

    Les heures passent et nous nous accrochons l’un à l’autre.

    Mais ce temps, hélas, nous a quittés. L’éternité n’était peut-être pas à notre portée. Nous savions que c’était impossible. Je continue pourtant de m’accrocher avec une insistance déraisonnable. À un rien, à un battement de cil, à un battement de cœur, à un regard, à un mot, à une main, à un souffle, à un silence. À ce qu’il reste. Je m’y accroche de toutes mes forces, de toutes mes faiblesses, comme un pendu à sa propre corde. Je sais que c’est inutile.J’en mourrai, de toute façon. Mais le plus tard possible. Car soudain, souffrir d’amour devient un plaisir. Et ce plaisir atomise l’idée que tout bonheur est éphémère. Il vous parle, vous aboie dessus. Il signifie que vous êtes en vie. Que vous vivez pour lui. Que vous le cherchez encore. Dans la moindre suggestion, dans un café, dans un film, dans un rêve, un parfum, un paysage, une partition… Vous courez après lui pour ne pas l’oublier. Il est partout. Il est la France faite homme. Il est votre patrie charnelle. Alors pour ne pas vous perdre en vaines paroles, vous écrivez. Et chaque écrit est comme une saignée. Vous relisez vos propres mots, ceux d’hier, ceux d’avant. Vous revivez ce baiser volé, cet éclat de foudre dans la nuit vendéenne. Cet amour dissident. Vous le portez en vous comme un joug et vous n’y pouvez rien. Après tout, aimer, c’est mourir un peu…

    Vous vous dites qu’après tout, il suffirait de presque rien, seulement de desceller ce lien pour que plus rien ne vous retienne de l’aimer, de le revoir, de reprendre cette merveilleuse voie de chemin de fer bornée de sentiments inavouables, de traverser cette gare en partageant son impatience, puis de l’apercevoir, enfin, côtoyant ce monde affreux dans un halo presque christique, comme si pour la seconde fois la France se fit homme, comme si cet instant pieusement rêvé eut plus d’échos qu’une prière, opposant définitivement à la dévotion ronflante, l’amour révolté. Je ne parviens pas à chasser son image de ma mémoire. Mais il est une chose plus grave encore, c’est que je ne parviens pas à la chasser de demain, d’après-demain et des jours suivants. Ce que le cœur refuse au présent se conjugue en tout temps. Il est à la fois mon fardeau et mon bonheur. Ma tendre douleur, ma plaie tranquille et le fanion de cet amour corrompu par la distance et par le temps. Je nous imagine pourtant debout, comme deux amants impuissants, transpercés par les heures sur un champ de bataille où s’écrit le déclin de la France. Nous sommes là, au milieu de cette guerre qui nous dépasse, de cette tragédie qui nous emporte, de ce brasier qui nous encercle et de cette France qui s’en va à force de voir éclore des roses sous une pluie de bombes.Ce sont ces passions et ces rages qui nous unissent depuis toujours – ce toujours d’un millième de siècle. Et dans cette asphyxie, malgré tout, vous m’offrez votre souffle.

    J’aurais aimé enfermer vos yeux dans mes yeux, habiter votre cœur pour combler ces innombrables heures de solitude, pour congédier cette ombre, pour contrarier l’oubli, pour consoler ma peine. Pour me dérober au manque. Pour souffrir de vous, souffrir de tout, mais pas de cette absence.

    Je me promène avec votre ombre. Je la traîne au bout de mes sentiments. Je me traîne avec elle. Où êtes-vous ?

  • Marche ou crève

    Je m’arrête devant un étal de bouquiniste, quai Malaquais. De vieux journaux s’agitent le long d’un fil, dans le prolongement d’une série de photos originales tirées il y a 100 ans, peut-être plus. « Je vous connais, non ? » m’interroge une dame. Son regard gris cerné de petites lunettes brunes se plonge alors dans le mien, surpris, avec une curiosité adorable. « Non, je passe devant depuis des années mais je ne me suis jamais arrêtée », lui dis-je. Cette petite dame, emmitouflée dans un long manteau en laine et encombrée d’une grosse écharpe de la même couleur, s’appelle Claire. Elle exerce cette activité depuis plus de dix ans avec une passion et une générosité revigorantes. Un rien l’émerveille. Voyant que je me penche sur ces fameuses piles de journaux du 18ème siècle, elle m’invite à tout mettre en tapon et tire elle-même quelques exemplaires pour m’en conter l’histoire. Et soudain, Paris redevient Paris. L’odeur du vieux papier couvre celle des déchets ambulants. Claire me parle des illustrateurs de l’époque, des titres censurés, de la propagande d’État, des marchandes de plaisirs et des oublieurs d’antan, de cette presse qui racontait la vie et de cette vie qui racontait la France. Elle me parle de ces touristes venus du bout du monde pour photographier ces boîtes à souvenirs contenant des siècles d’histoire, mais disparaissant elles aussi dans les méandres d’un siècle poubelle… Elle me parle de son métier comme on parle d’amour. Elle se rappelle de chaque date. De chaque rencontre. Elle affole en nous la nostalgie d’un monde à portée de main, pourtant. Mais d’un monde qui devient musée. Un monde instagramable, une réalité virtuelle qui ne sentira bientôt plus le vieux papier. Je lui achète un journal. Le n°86 de La Lune rousse, paru le 28 juillet 1878. En première page, l’une des chroniques commence ainsi : « La grève est mauvaise. Elle a une rime fatale : crève ! »

    Nous sommes le 21 mars 2023. Depuis quelques jours, la France n’est plus que cortèges rouges, poubelles flambées et effluves de saucisses grillées. A l’Assemblée nationale, on s’invective, on hurle, on s’adresse des gestes peu diplomates : la réforme des retraites est passée en force et les motions de censure ont été rejetées, faute d’alliance entre les oppositions qui ne s’opposent qu’entre elles. Un déni de démocratie, pour certains. Un simple recours au droit constitutionnel, pour l’ensemble. A droite, on ne sait plus sur quel pied danser. La réforme était indispensable, moyennant quelques ajustements, mais on préfère débattre du caractère anti-démocratique du 49.3 déclenché par Elisabeth Borne pour la onzième fois depuis le début de son mandat. Légal mais déloyal.

    Dehors, donc, les barricades se reforment. On entasse tout ce qu’on peut, on brûle tout ce qu’on veut. La grève des éboueurs permet même aux insurgés de se fournir en munitions. Sur les murs, on réveille les stigmates de la haine anti-flic : ACAB, suicidez-vous, flics violeurs assassins… La révolution a des odeurs de pochoirs, de sueur et de poubelles fondues. Je déambule dans ce marasme puant de haine et d’altermondialisme, entre les black blocs et les genderfluids écocentrés. En remontant le cortège, je rattrape finalement les véritables meneurs de luttes. Clopes au bec, poings serrés, visages creusés… Ceux-là défilent depuis longtemps. Ils ont la révolte joyeuse, la démarche lente, l’air un peu résigné, mais ils sont là. Dans les rues adjacentes, des lignes de policiers et de gendarmes cloisonnent le parcours. Il y a quelques jours, Max, Arnaud, Tristan et Malcolm m’ont écrit sur Instagram après être tombés sur mes photos. L’un d’eux, appartenant à une compagnie de gendarmerie mobile auvergnate, m’a proposé de suivre son escadron lors d’une manifestation. Avec l’accord de son commandant, nous nous sommes donc suivis virtuellement en nous envoyant nos positions, des Invalides à la Place d’Italie. Ce jour-là, deux cortèges s’étaient élancés depuis les pelouses impériales. Nous nous sommes finalement retrouvés au sommet des Gobelins. Tristan était un jeune gendarme plein de vie, de panache et d’insouciance. Un enfant chevalier. Sa compagne, Claire, m’écrira d’ailleurs quelques jours plus tard pour me remercier d’avoir capturé son sourire au terme d’une manifestation particulièrement agressive : « C’est le même regard qu’il avait quand on s’est rencontré il y a 12 ans. »

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    Le 25 mars, sa compagnie rejoignait le front de Sainte-Soline. Les affrontements y furent d’une rare violence. Cocktails Molotov, bombes artisanales, fusées de détresse, mortiers… « La prochaine fois, ce sont de vraies armes », m’écrivait-il alors. Du côté des forces de l’ordre, les moyens de répliquer se heurtaient au pouvoir de la morale, celle qui se décide sur Twitter et remplace toutes les lois établies par le bon sens. La légitime violence face à la légitime défense. Un gendarme blessé vaut mieux qu’un émeutier éborgné… « C’est le risque », m’écrit Tristan. Mais quel risque ? Comment peut-on accepter d’être envoyé au feu sans armes, avec pour seule réponse proportionnée, quelques articles du Code pénal arrachés à la bureaucratie, à ces cols blancs qui, de leurs pauvres vies, ne foulèrent le terrain que pour y déposer des gerbes inodores et vanter l’héroïsme d’hommes dont ils furent eux-mêmes les bourreaux ? Je ne supporte plus ce culte du déshonneur. Les événement du 6 avril m’offrirent d’ailleurs l’occasion de le gueuler à la face du premier venu, tandis que la Rotonde prenait à nouveau feu et que les gendarmes subissaient un énième assaut, attendant sans répliquer l’intervention de la BRAV-M. Un manifestant hurlait alors son enthousiasme : « C’est bien fait pour le système ! Police politique ! Vous servez le pouvoir ! Traîtres ! » Je baissais alors mon appareil photo et tombais nez à nez avec une sorte d’étudiant prépubère affublé d’un masque qui, ô désespoir, ne put contenir aucun aboiement échappé de son ignoble museau. Ses arguments s’évaporaient aussi lamentablement que les gaz lacrymogènes. Mais ces deniers eurent au moins le mérite de le faire taire.

    • C’est pas le système que vous attaquez, ce sont des hommes et des emplois. Elle t’a fait quoi la Rotonde ? Ils t’ont fait quoi les flics ? T’étais où pendant l’attaque du Bataclan ? T’as voté pour qui aux élections présidentielles ? Le Pen ?
    • Ah non, ça, jamais ! Et toi, t’as voté Le Pen peut-être ?
    • Bah oui, connard ! Tu veux retourner le pouvoir en place mais tu votes pour lui ! C’est toi qui entretiens le système !
    • Oui mais il y a d’autres moyens de renverser le système et les flics sont le bras armé du gouvernement ! J’ai rien contre eux directement, ma sœur est dans la police.
    • Tu sais où elle est ta sœur, là ? Si elle était sous l’un de ces casques, devant toi, tu frapperais dessus parce que « c’est le système » ?
    • C’est pas pareil !
    • Ah bon ? Elle porte un uniforme différent ? Elle sert une autre institution ? Un autre pays ?
    • Elle, elle est au service du peuple.
    • C’est quoi le peuple ? Celui qui brûle des gendarmes et frappe des CRS ? Ou celui qui défend sa police, l’applaudit au nom de la République et qui assume son vote ?
    • C’est le peuple souverain qui manifeste dans la rue pour défendre ses droits !
    • Souverain de quoi ? Tu utilises la démocratie contre toi et tu balances des pierres pour te venger d’un pouvoir que tu as élu. Avant de penser à tes droits, souviens-toi de tes devoirs.

    Quelques secondes plus tard, les flammes embrasaient la toile du restaurant. Je rejoignais la brasserie de ma sœur, cent mètres plus loin. Le Boa, refuge de quelques fous, artistes damnés et journalistes repentants. Renaud faisait partie de ce cercle maudit. Il venait y traîner ses guêtres plusieurs fois par semaine et s’installait toujours à la même table, au fond à droite. Il ne buvait plus que de la bière sans alcool mais fumait comme une compagnie de sapeurs. Je ne l’ai jamais vu recracher sa fumée de cigarette. A midi, il ne commandait qu’un sandwich au jambon blanc préparé par le chef, Philippe. Puis il le grignotait lentement, la tête penchée, le reste du corps affalé sur la banquette, le regard aussi vide que celui d’un pigeon idiot. Il ressemblait à ses chansons. Un gamin frêle, torturé, consumé, dont le silence présent honorait tout ce qu’il avait chanté de plus beau. Renaud ne parlait plus, il ronchonnait. Il émettait des sons ou des successions de consonnes inaudibles. Mais ici, tout le monde le comprenait. C’est à cela qu’on reconnaît ceux qui vous aiment.

    Mais revenons à nos hommes d’armes. Max et Arnaud appartenaient à une compagnie de CRS déployée depuis plusieurs semaines à Paris. Je les avais photographiés une première fois dans une rue en feu, près de la Bastille. Un soir, alors qu’ils regagnaient leur cantonnement, Max m’avait écrit un mot en gage de reconnaissance : « C’est la première fois que ça me fait autant plaisir d’être sur des manifs. C’est grâce à des personnes comme toi qu’on trouve a force de continuer à faire ce métier. » Ce fut comme un adoubement. Arnaud partageait la même sensibilité. Un soir, nous en étions même arrivés à évoquer nos histoires d’amours interrompues. Le cœur en vrac et les larmes au bord des yeux. Nous vivions deux tragédies communes, deux petites morts insensées. Nous suffoquions comme deux amoureux transits embusqués en eux-mêmes. Arnaud avait toutefois trouvé le chemin de la résilience et tentait en vain de m’y conduire, de quitter cette « peine inutile », de ne pas m’encombrer d’histoires impossibles… Mais moi, j’entrais seulement dans la nuit.

  • Incipit

    Incipit

    À quoi ressemblait l’attente de l’autre, hier ? Comment se vivait-elle avant que l’écran ne devienne le réceptacle de nos humeurs et de nos émotions, avant que les réseaux ne répondent artificiellement au manque et ne pervertissent l’absence ? Je m’enfonce dans le canapé en écoutant les premières notes d’une célèbre comptine. Je crois que je n’ai même pas vu la nuit tomber. Une lueur venue du bas de la rue éclaire le bouquet de fleurs posé sur la table basse. Je le regarde, hébétée, comme une vieille dame qui voit fleurir son dernier printemps. À côté du vase sont posés deux livres. Le destin tragique de deux amants d’Éric Naulleau, Ruse, et les égarements existentiels et amoureux de Christian Bobin, L’inespérée. On lit ce qui nous ressemble. Sur la couturière, deux exemplaires du dernier roman de Philippe de Villiers La Valse de l’Adieu , côtoient Le jeu de la France de Philippe de Saint Robert. On s’entoure de ceux qu’on aime. On se contente surtout de ce qu’il reste. On s’accroche à ce qu’on peut en regardant l’horizon décliner. Ce soir, le salon ressemble à ce cœur en friche. On y distingue plus que des silhouettes à l’agonie errant dans un univers trop sombre. Puis un reflet vient foudroyer le désarroi. C’est « ce qu’il reste ». La frange d’or. La France, encore. Et nous voilà devenus les « malgré nous » du nouveau monde. Condamnés à l’exil intérieur, à reconstruire en soi ce qui s’effondre dehors, puisqu’il nous faut survivre dans un monde devenu laid. On ne survit pas à la laideur. On s’enlaidit et on en meurt. Reste donc cet exil, cette espérance acharnée, ce songe, cette évasion amoureuse. Ces émerveillements irrationnels, cette mélodie jouée dans un champs de ruines. Je veux écrire cette épopée de l’âme. Une tragédie héroïque où le Beau serait roi, où la France serait reine. Je veux vous livrer ces instants dérobés à la fureur du temps, ces paysages, ces rencontres, ces regards, ces parfums, ces amours mortelles, ces tragédies éblouissantes. Ce qu’il reste.